
OCTAVE,
ou la tyrannie sentimentale
(d'après La Confession d'un enfant du siècle, d'Alfred de Musset)
Que faire aujourd'hui des classiques de la littérature française? Est-il possible d'en proposer une lecture critique? Comment ré-interroger les oeuvres du patrimoine en adoptant une perspective résolument féministe? A travers La Confession d’un enfant du siècle, roman autobiographique qui prend appui sur la relation que Musset vécut avec George Sand, le poète compose le portrait tourmenté d’une jeunesse en déroute tout à la fois accablée par la perte de ses illusions sentimentales et le sentiment d’une faillite de son siècle. Pour réaliser leur adaptation théâtrale, Pierre Koestel et Lena Paugam se sont intéressés aux résonnances de ce texte avec notre époque. Il s’agit pour eux de proposer une réflexion sur l’héritage du romantisme dans les représentations de la passion amoureuse et de questionner la figure de l’artiste autobiographe dans le jeu qu’il propose entre vérité et réalité. Cette pièce, issue d’une commande du Centre de recherche et de création théâtrale de la Ville de Pau, a été présentée dans une première forme in situ en septembre 2024, elle sera recréée en salle au Printemps 2026
Création en salle - à découvrir en 2026
Interprétation
Léa Guillemet, Matisse Humbert, Léa Sery, Padrig Vion
Assistanat à la mise en scène et chorégraphie
Fanny Avram
Scénographie
Clara George Sartorio
Création sonore
Antoine Layere
Costumes
Philomena Oomens
Production
Compagnie Alexandre
Coproductions (en cours)
Centre de recherche et de création théâtrale de Pau
avec la participation artistique de Jeune Théâtre National
(recherche de partenaires en cours)
à propos du spectacle...
« Au cours de l’été 2023, Eric Vigner, directeur du Centre de recherche et de création théâtrale de la Ville de Pau, m’a proposé de mettre en scène un texte d’Alfred de Musset dans l’un des sites proposés par la Ville de Pau, connue pour la richesse de son patrimoine issu du XIXème siècle.
J’ai beaucoup hésité avant de répondre favorablement à cette commande. J’avais alors de l’oeuvre d’Alfred de Musset une vision assez caricaturale issue de mes années d’études au Conservatoire national d’art dramatique de Paris. Je n’ai pas immédiatement compris la raison pour laquelle on faisait appel à moi, metteuse en scène, certes prompte à défendre la place de la littérature sur les plateaux mais plutôt engagée en faveur de la création et des écritures contemporaines. Le travail que je mène au sein de la compagnie Alexandre porte sur un certain nombre de thématiques ou obsessions récurrentes (l’intrication de l’intime et du politique, les rapports de violence et de domination dans la société contemporaine, les processus d’exclusion, de discrimination et de silenciation des minorités). Pourquoi prendre le temps de replonger aujourd’hui dans la lecture de Musset ? à quelles questions sa littérature nous confronte-t-elle ?
Me reprenant comme toujours avec goût au jeu de l’étude, je me suis mise en quête d’un texte de ce répertoire pour le mettre en scène. Eric Vigner m’avait donné « carte blanche » dans la mesure du cadre budgétaire alloué à sa commande. Portant tout d’abord mon attention sur le théâtre de Musset, je me suis étonnée d’avoir presque oublié à quel point les rapports de genre dans l’oeuvre mussétienne sont le lieu d’une violence permanente. Intuitivement inquiétée par le discours essentialisant de l’auteur sur les sexes et par le caractère daté - pour ne pas dire misogyne - de la représentation des personnages féminins dans ses pièces, je me suis mise à douter de la pertinence de ma réponse à cette commande.
D’oeuvre en oeuvre, chaque fois surprise et impressionnée par les fulgurances de Musset, après avoir porté mon attention sur son théâtre et sa poésie, je me suis intéressée, à sa correspondance avec George Sand puis, en dernier lieu, au roman La Confession d’un enfant du siècle. Il y avait là, me semblait-il, une matière à faire réfléchir sur l’amour de façon ouverte à l’appui d’une intertextualité hybride et délibérément anachronique.
Et puis, un article intitulé Trouble dans le théâtre? Musset au masculin/féminin, publié dans le dernier numéro de la revue Europe consacré à Alfred de Musset, a achevé de me convaincre de relever le défi de cette mise en scène. Dans cet article, Anne-Claire Marpeau revendique une relecture féministe des textes de Musset et choisit d’exposer la manière dont il « montre la violence patriarcale au cœur des relations intimes et sociales et l’interroge avec pertinence »:
«La quête de la relation amoureuse se présente chez le dramaturge comme une gageure dont même une fin heureuse ne peut faire oublier la part d’ombre, de violence et de doutes. L’impossibilité de concevoir une relation hétérosexuelle heureuse et honnête, qui revient comme un leitmotiv dans la bouche de nombreux personnages de Musset, est d’ailleurs sans nul doute une des composantes du désenchantement mussétien. Aborder cette problématique par l’angle du genre et au moyen de l’épistémologie féministe semble alors particulièrement fécond.», explique Anne-Claire Marpeau.
M’accordant à cette perspective, j’ai fait appel au dramaturge Pierre Koestel (lauréat du Grand prix de littérature dramatique 2023 de la SACD pour son texte Après nous, les ruines) et je lui ai proposé d’adapter avec moi La Confession d’un enfant du siècle en questionnant à travers cette oeuvre les représentations de l’amour, ou plutôt de la passion amoureuse, puisque l’objet de Musset est bien d’exposer dans ce roman non pas l’amour mais son impossibilité même, ou son empêchement.
A travers ce roman personnel, autofiction qui prend appui sur la relation que Musset vécut avec George Sand, le poète compose le portrait tourmenté d’une jeunesse en déroute tout à la fois accablée par la perte de ses illusions sentimentales et le sentiment d’une faillite de son siècle. Nous avons composé une pièce théâtrale pour quatre jeunes interprètes suivant le fil de la fiction romanesque proposée par Musset et de ses thèmes principaux : L’idéalisation de l’amour, le désir d’absolu, la sublimation fantasmatique du féminin, le poids des représentations masculines, la prégnance des traumatismes, le mythe de la renaissance, la perversité du pardon, le culte de la jeunesse comme éternelle intensité de soi.
Inspiré.e.s par ce que propose le principe de la confession littéraire comme écriture de soi distanciée par la fiction, nous avons pris le parti de composer une partition chorale en tressant l’énonciation narrative en voyage au cœur d’une psyché fragmentée et marquée par le souci d’une vérité difficile à saisir. Entrelaçant narration, dialogue et poème, notre projet, sous-titré Octave ou la tyrannie sentimentale, nous invitera à revisiter l’héritage du romantisme mussétien en faisant du personnage éponyme un socio-type à considérer comme modèle à déconstruire.
Accompagnée par la chorégraphe Fanny Avram et le créateur sonore Antoine Layère, je fais d’autre part le choix d’accorder au travail d’étude sur les corps en mouvement une large place dans notre création. Au plateau, avec les quatre jeunes acteurices de ce spectacle, nous nous questionnerons sur le rapport des corps désirants dans l’imagerie romantique, sur les modalités de la performance de genre au siècle d’Alfred de Musset et de George Sand et sur l’empreinte de ces signes dans les représentations contemporaines."
(Lena Paugam)
Au sujet d'Octave et de"La Confession d'un enfant du siècle" de Musset
Article d'Esther Pinon (octobre 2024)
Chercheuse à l'université Rennes 2 - associée au Centre de recherche et de création théâtrale de Pau.
"La Confession d’un enfant du siècle est un objet étrange, saisissant, déconcertant. Elle
ne détonne guère dans son époque, dans la mesure où il s’inscrit dans une lignée de récits méditatifs et introspectifs qui portent sur l’amour un regard douloureux, nostalgique ou désillusionné, du René de Chateaubriand au Dominique de Fromentin, en passant par Oberman de Senancour, Adolphe de Benjamin Constant, Lélia de Sand, Sylvie de Nerval, ou encore par deux romans presque jumeaux écrits par deux amis de Musset : Volupté de Sainte-Beuve et Arthur d’Ulric Guttinguer. Mais elle occupe une place singulière dans l’œuvre de Musset. C’est le seul long récit en prose que ce dernier ait achevé (il en ébauche deux autres, qu’il ne termine pas : Le Roman par lettres et Le Poète déchu), et ce choix générique qui étonne de la part d’un écrivain qui se percevait avant tout comme poète. Si l’on peut aisément considérer son théâtre comme partie intégrante de son œuvre poétique, comme le faisait Proust, La Confession d’un enfant du siècle, s’avère bien plus problématique.
Musset disait se méfier des romans (même s’il adorait lire ceux du xviiie siècle), il affirmait préférer les vers à la prose et détester les confessions, tout du moins celles de Rousseau. En 1836, soit la même année que La Confession, il publie quatre articles satiriques intitulés Lettres de Dupuis et Cotonet, qui tous commencent par ces mots : « Que les dieux immortels vous assistent et vous préservent des romans nouveaux ! » ; dans Fantasio, Elsbeth reproche à sa gouvernante de lui avoir troublé l’esprit à cause des romans qu’elle a toujours dans ses poches ; dans Le Poète déchu, le narrateur, qui ressemble fort à Musset lui-même, se dit poète par nature et prosateur par obligation pécuniaire ; enfin, le 20 juin 1836, Musset écrit à Franz Liszt : « Aborder [...] le monde tel qu’il est, dire les choses, est impossible. Je n’ai jamais pu lire les Confessions de Rousseau sans dégoût ». Pourtant, il vient de publier, en cette même année 1836, un récit en prose qu’il intitule Confession, et qu’il désigne, dans sa correspondance avec son éditeur, comme un roman. Pourquoi ? La réponse que retiennent les histoires littéraires et les manuels scolaires est d’ordre biographique : le projet de ce texte émerge en 1834, après la première rupture avec George Sand ; Musset aurait voulu lui rendre hommage et faire le bilan de leur passion, car c’est bien l’histoire d’une passion, ou de plusieurs, que cette Confession dont le narrateur et protagoniste, Octave, sent un monde de certitudes se dérober sous ses pieds lorsqu’il découvre que sa première maîtresse lui est infidèle. Il se lance alors dans une quête de vérité éperdue et destructrice jusqu’à ce qu’un second événement, la mort de son père, bouleverse à nouveau son existence et le mène à la rencontre d’une jeune veuve, Brigitte. La passion renaît, violente et dévastatrice, exaltée et tragique comme la correspondance échangée par Musset et Sand.
Mais la piste biographique n’est pas pleinement satisfaisante, d’abord parce qu’elle ne
rend pas compte du caractère fictionnel de la Confession, qui certes se nourrit de l’expérience vécue, mais n’est pas une autobiographie, ensuite parce qu’elle ne résout pas le problème du genre retenu : Musset aurait tout aussi bien pu transcrire son amour pour George Sand et ses déchirements dans une pièce de théâtre ou un poème – il l’a d’ailleurs partiellement fait dans On ne badine pas avec l’amour ou dans le poème « Souvenir ». Il est même permis de se demander s’il n’a pas choisi le roman, la confession et la prose parce qu’il s’en méfie, voire parce qu’il ne les aime pas : l’écriture du texte à elle seule constituerait alors la pénitence des fautes qui y sont confessées, en accord avec les tendances masochistes que l’on peut déceler chez le personnage d’Octave. Mais au-delà des hypothèses psychologisantes, sans doute y a-t- il des éléments de réponse plus satisfaisants à chercher du côté des influences littéraires : celle des Confessions of an English Opium-Eater, que Musset traduit dès l’âge de dix-sept ans, et surtout celle des Confessions de saint Augustin, pour qui Musset dit son admiration dans La Confession d’un enfant du siècle, texte sur la foi, ou l’impossibilité de la foi, autant que sur l’amour, ou l’impossibilité de l’amour – les deux n’étant en réalité pas dissociables dans l’esprit de Musset.
Ce récit est donc aussi un questionnement sur la possibilité même d’une parole vraie, car à qui se confesser si ce n’est à Dieu ou à l’être aimé ? Or dans La Confession d’un enfant du siècle, Dieu est un grand absent qu’Octave cherche anxieusement, et les êtres qui s’aiment ne cessent de se blesser, le plus souvent par leurs paroles mêmes, trop brutales, insoutenables quand elles sont absolument sincères, et toujours suspectes d’artificialité ou de mensonge quand elles ne sont pas violentes. Octave s’adresse donc, faute de mieux, à sa génération, ou aux générations futures : « Si j’étais seul malade, déclare-t-il en préambule, je n’en dirais rien ; mais comme il y en a beaucoup d’autres que moi qui souffrent du même mal, j’écris pour ceux- là, sans trop savoir s’ils y feront attention », et à la fin du deuxième chapitre, il interpelle les « peuples des siècles futurs » : « ô hommes libres ! quand alors vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ». Autrement dit, il ne parle qu’à des absents ou à des indifférents, dans une solitude radicale, et en vient à parler pour lui-même : « dans le cas où personne n’y prendrait garde, j’aurai encore retiré ce fruit de mes paroles de m’être mieux guéri moi-même, et, comme le renard pris au piège, j’aurai rongé mon pied captif ». Les deux intentions – parler pour les autres et parler pour soi – entrent en tension : le récit d’Octave est-il un examen de conscience d’une lucidité absolue, ou un plaidoyer pro domo, destiné à disculper « l’enfant du siècle » aux yeux des siècles à venir ? Par cette tension, Musset nous conduit à douter sans cesse du degré de sincérité des paroles d’Octave ; il nous place dans la situation angoissante où Octave lui-même se trouve vis-à-vis de ceux qui l’entourent, et en particulier de Brigitte, dont il est jaloux, et qu’il soupçonne en permanence de fausseté et d’infidélité.
La Confession d’un enfant du siècle est donc un sommet de noirceur dans l’œuvre de Musset. Et pourtant, au beau milieu de toute cette solitude, de toute cette angoisse, de tous ces doutes et de tout ce désespoir, il y a un moment lumineux de certitude, un chapitre qui célèbre ce qu’Octave nomme la « communion universelle des êtres », l’instant de l’amour partagé, nécessairement éphémère, mais qui dissipe toutes les ténèbres le temps d’une illumination. « L’univers fut oublié » : ainsi Octave résume-t-il le moment où il comprend que son amour pour Brigitte est réciproque. Cet instant-là n’empêche pas une retombée dans la souffrance éprouvée et infligée à l’autre, mais il existe, et à lui seul il justifie sans doute l’existence du livre : en dépit de son profond pessimisme, Musset persiste à croire qu’une rencontre est possible, et il persiste à chercher le moyen d’y parvenir.
Du 25 au 27 septembre 2024, au Pavillon des Arts de Pau et au Haras National de Gelos, ce roman qui n’en est pas vraiment un, cette confession qui n’en est pas vraiment une, est devenu, grâce à Lena Paugam, une création théâtrale, manière de faire advenir la rencontre, d’ouvrir le texte à d’autre regards, d’autres compréhensions, de faire surgir du sein de l’écriture d’autres paroles – peut-être pas celles qu’imaginait Musset, qui ne pouvait tout à fait prévoir ce que nous serions, nous, les « peuples des siècles futurs » – manière surtout de prolonger ailleurs, et sans la trahir, la quête qui était celle de l’écrivain.
Dans l’adaptation subtile de Pierre Koestel et Lena Paugam, la prose de Musset devient
chorale et est donnée à entendre dans toute l’actualité de son lyrisme fiévreux. La parole, traversée d’échos, questionne les doubles-fonds du langage et les ambivalences de la sincérité.
Les identités s’échangent, se diffractent et se recomposent, en une chorégraphie qui rend palpable le vertige dont sont saisis des êtres qui semblent ne savoir eux-mêmes si les masques qu’ils portent sont les boucliers qu’ils se choisissent ou le fardeau que leur impose la société, en les enfermant dans des rôles trop définis. La mise en scène de Lena Paugam assume la complexité irréductible des personnages, leur part d’énigme, en même temps qu’elle les éclaire en leur donnant voix. De plain-pied avec cinq artistes (deux actrices, deux acteurs, un acteur et musicien) tous remarquables d’intensité et de justesse, le public, qui n’est plus spectateur mais témoin, accède aux émotions de Brigitte autant qu’à celles d’Octave, à celles de la courtisane Marco autant qu’à celles du libertin Desgenais, et mesure tout le tragique, toute la violence des rapports d’emprise et des passions aliénantes. Au-delà des mots, la danse, la musique, le chant
offrent l’expérience physique d’un romantisme débarrassé de tout cliché, de toute afféterie.
Longtemps après la représentation, on est hanté par des sensations sidérantes : une jeune fille arrête d’un geste doux la danse de derviche d’un homme perdu qui nourrit l’ivresse de ses propres doute ; un autre homme demeure étendu au sol, enlaçant un squelette ; une fiancée triste qui est aussi une mère et dont la robe est aussi un linceul s’effondre lentement, dos au mur ; imperceptible, un homme qui nous ressemble se tasse sur une chaise tandis que face à lui, une femme qui nous ressemble aussi se relève, s’élève. Les visages sont fermés, sans pathos ; les regards sont incandescents, habités. Au cœur de la représentation, une voix claire et pure psalmodie : « Quelle épaisse nuit sur la terre ». La Confession d’un enfant du siècle de Musset est la quête d’une vérité et d’une grâce ; par la puissance du théâtre, La Confession d’un enfant du siècle de Lena Paugam les atteint."
Esther Pinon