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Quelques mots dont je ressens l'urgence...

(Texte publié par Lena Paugam sur Facebook le 8 mars 2023)

Il y a six ans, j'ai initié un cycle de créations théâtrales composé comme une série de portraits de femmes emmurées. J'y déclinais plusieurs thématiques liées aux pouvoirs de la parole contre le silence et la peur.

Le spectacle "Pour un temps sois peu" prenait place au sein d'un ensemble d'œuvres qui chantaient chacune à leur manière l'urgence des femmes à se libérer des représentations étriquées de leurs existences. Dans cette mise en scène, l'actrice qui portait le texte autobiographique de l'autrice trans Laurène Marx, le donnait à entendre comme on présenterait le parcours de vie d'une personne aimée. Parce que nous avions conscience des enjeux contemporains de la représentation des personnes trans au théâtre, nous avons travaillé ensemble à faire parvenir au public ces paroles avec le souci constant de tenir à distance toute prétention à l'incarnation, en nous appuyant sur le tutoiement proposé par l’autrice comme mode de narration (« Tu rentres un soir, tu t’assois, tu prends une grande inspiration … »). Hélène Rencurel interprétait le texte sans chercher à jouer le rôle du personnage dont la vie est racontée.

Lors des representations de notre spectacle à Toulouse en novembre 2022, suite aux protestations d'un groupe de personnes contestant notre légitimité politique à porter les paroles de Laurène Marx, un débat a été proposé par le Théâtre Sorano et ma compagnie pour aborder la question de la représentation des corps trans et de la représentativité des personnes minorisées sur les plateaux de théâtre. Ce débat qui, dans les conditions d'une médiation respectueuse des points de vue critiques divergents, aurait pu donner lieu à une discussion passionnante sur l'art de l'acteur de théâtre et les enjeux de son métier au cœur des problématiques liées à la notion d'identité, ne s'est pas, me semble-t-il, déroulé dans des conditions appropriées. (Ce que je dis là n'est pas une attaque contre Alice Needle - la comédienne qui représentait le collectif manifestant son désaccord sur le choix de l'interprète de notre spectacle. Elle a défendu - et je l'en remercie - l'idée d'une opposition non violente dans le cadre de son intervention. Je développerai sans doute mon point de vue au sujet du débat de Toulouse dans un écrit ultérieur.)

Les représentations de "Pour un temps sois peu" au Théâtre 13 prévues en janvier 2023 n'ont pas eu lieu. Je voudrais simplement dire aujourd'hui que ce ne sont pas tant les critiques portées sur le choix de l'interprète que l'ambiguïté de la position de l'autrice qui m'a convaincue d'accepter la proposition d'annulation du spectacle.

Les propos de l'autrice Laurène Marx, aussi contradictoires et versatiles que virulents, postés à la volée sur les réseaux sociaux sans prendre garde à leurs possibles impacts, ont eu raison de notre désir. Je ne crains pas les critiques du public, je suis fière du spectacle que j'ai mis en scène. Je pense que le travail de la comédienne Hélène Rencurel contribuait à y célébrer la puissance sensible de ce magnifique texte. J'ai bien sûr été affectée par les messages privés que j'ai personnellement reçu sur Facebook et Instagram, par la violence des prises de position de certain.e.s militant.e.s n'ayant pas vu notre spectacle et le condamnant par principe. J'aurais voulu que notre spectacle soit vu par le plus grand nombre, qu'il continue à soulever les questions brûlantes de notre société, à provoquer des réactions, qu'il continue à nous rassembler, à nous concerner.

Mais comment porter la parole d'une autrice qui, en dépit de nous avoir donné son accord pour représenter la pièce avec cette comédienne, condamne publiquement notre prétention à raconter son histoire ? Comment une actrice peut-elle monter sur scène chaque soir pour accompagner la voix d'une personne qui l’accable sur les réseaux sociaux en mettant en doute son intention ? Cela n'avait aucun sens pour nous de jouer sans le soutien affiché de l'autrice. Nous n'avions aucunement l'envie d'usurper la place que nous prenions. Nous voulions simplement nous engager aux côtés de toustes celleux qui luttent pour dénoncer les discriminations et les multiples violences subies par les personnes trans aujourd'hui.

Nous portions ce projet depuis trois ans. Laurène Marx avait répondu à un appel à projet lancé par le collectif Lyncéus, dont je fais partie tout comme la comédienne Hélène Rencurel. Ayant écrit son texte sur commande d'écriture autour du thème "C'était mieux après", elle est venue me trouver pour que je le mette en scène et même - au départ - pour l'interpréter moi-même alors que je ne suis pas une comédienne trans. Elle souhaitait alors que je réalise un spectacle qui ne se limite pas à une communauté. "Pas un spectacle T for T" (trans pour les trans), m'avait-elle stipulé. J'ai évidemment accepté sa proposition car je la trouvais pertinente. Elle prenait place dans le cycle de portraits féminins sur lequel j'étais en train de travailler.

Les femmes dont parlent mes spectacles habitent l'oubli. Le théâtre que je cherche entend abattre les murs qui éternisent les solitudes, libérer les paroles enfermées au fin fond des corps, faire entendre les phrases étouffées par la peur, donner à percevoir leurs résonances dans la vie de chacun, nos co- responsabilités, les voies ouvertes vers l'avenir pour déconstruire les systèmes binaires, les discours simplistes, les jeux de pouvoirs, les intimidations, les violences insupportables.

Cette année, peut-être plus que jamais auparavant, j'ai souffert d'être née femme. Je ne le veux plus. Je ne le peux plus. Mon corps traumatisé hurle et ma colère me semble pourtant paralysée. Je continuerai d'avancer sans chercher à porter de coups. Dos rond, criant peut-être, marchant encore, quels que soient les vents, vers un monde qui accepte et défend celleux qui tremblent, celleux qui boitent, celleux qui tanguent, celleux qui doucement murmurent leurs désirs d'exister librement à leur manière, je veux continuer à porter le chant des fragiles, les voix ténues et les langues bégayantes. Je veux faire entendre tous les souffles inouïs à travers de multiples identités quels que soient leurs corps.

En ce jour de fête et de résistance pour défendre les droits de toutes les femmes, je veux affirmer à nouveau l'importance d'agir ensemble, toustes concernées par toustes. Annick Cojean, achevant le livre "Une Farouche liberté" restituant ses entretiens avec la grande Gisèle Halimi, cite cette belle phrase "on ne naît pas féministe, on le devient". Devenons féministes, continuons à le devenir et faisons ensemble bouger les choses.

(Lena Paugam)

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